Analyse des changements de la biodiversité en IDF : un processus de « veille – prospective »
La démarche d’analyse des changements de la biodiversité en l’Île-de-France vise à expérimenter l’approche proposée par l’outil Biodiversité Europe OAD à l’échelle régionale. Il s’agit notamment d’appliquer la Matrice de Délibération dans un processus de « veille - prospective » surla mise en pratique des actions initiées au niveau politique, ou par les autres acteurs, pour répondre aux changements de la biodiversité francilienne (e.g., la mise en œuvre de la Stratégie Régionale pour la Biodiversité).
i) Le choix de l’approche en termes de « veille » se justifie par le caractère spécifique des décisions portant sur les changements de la biodiversité. Ces derniers soulèvent des questions qui se posent simultanément par rapport à des niveaux différents du temps, de l’espace et du social :
- à long terme, pour la manifestation des effets irréversibles et à court terme, pour les décisions à prendre ;
- au niveau global comme au niveau local ;
- au niveau individuel comme au niveau collectif, pour les choix à faire et des conséquences à subir.
Ce type de situation a été très bien décrite par Funtowicz et Ravetz (1991) : les faits sont incertains, les enjeux sont élevés, les valeurs sont contestées et la décision est urgente. Pour ce type de problème, ou les demandes faites aux décideurs par les différents acteurs sociaux sont contradictoires, comment obtenir les meilleures informations à prendre en compte pour orienter l’action ?
La mise en place de systèmes de « veille » a été conçue pour fournir un appui à la gouvernance dans ces contextes particuliers (très pertinents pour la question des changements de biodiversité), dans le domaine privé ou public. Ce concept a été précisé dans le champ scientifique, en France, lors des huit dernières années, en particulier par les travaux de Sylvie Faucheux et de ses collaborateurs du C3ED (Faucheux, 2000, Faucheux et Hue, 2000, Faucheux, 2001, Faucheux et al., 2002). La notion de veille désigne les processus par lesquels les décideurs publics et privés traquent les « signaux faibles » de dommages associés aux innovations technologiques ou aux changements environnementaux. L’objectif est de réaliser une gestion plus attentive et plus précoce des tendances ainsi identifiées.
La notion de « signal faible » ou « signal précoce » (« early warnings ») a connu une large diffusion en Europe avec le rapport de l’Agence Européenne pour l’Environnement (AEE, 2001). Elle désigne des informations qui, prises en compte précocement, peuvent éviter la réalisation de risques environnementaux importants et irréversibles. Les quatorze études de cas rétrospectifs de ce rapport donnent des exemples très connus d’effets catastrophiques de l’absence de prise en compte des signaux faibles (amiante, CFCs, hormones de croissance…) et des mécanismes institutionnels qui peuvent y conduire.
Suivant Faucheux et al. (2002), quatre sources de « faiblesse » des signaux peuvent être identifiées :
- le caractère de la connaissance scientifique disponible pour caractériser la situation (e.g., la menace pèse sur un futur lointain ou le signal de dommage est noyé dans trop d’informations) ;
- le contexte institutionnel, qui ne reconnaît pas la légitimité de la source du signal ou qui, pour des raisons diverses, l’ignore tout simplement ;
- le problème n’a pas été connu avant l’émission du signal, il est donc latent (e.g., la vache folle) ;
- le signal est émis par des experts « lanceurs d’alerte » ou par des membres de la société civile, qui ont une compétence spécialisée ou une expérience particulière concernant le dommage signalé.
Les signaux faibles peuvent concerner une grande variété de types d’informations :
- des indications sur des aspects biologiques, chimiques et physiques, d’un dommage ;
- la révélation de disfonctionnements dans les systèmes institutionnels, sociaux, etc. qui peuvent indirectement conduire à des dommages environnementaux ou
- tout autre type de situation « non-soutenable » associée aux changements du vivant.
L’élément essentiel mis en avant par le rapport de l’Agence Européenne pour l’Environnement est la longueur de l’intervalle entre l’identification du problème spécifique (le signal faible) et la mise en oeuvre effective de l’action. Cet intervalle permet au signal faible de devenir la preuve d’un dommage déjà présent. Le système de veille se propose justement de raccourcir au maximum cet intervalle de temps.
Les types de veille peuvent être différenciés en fonction de leur objectif :
- veille scientifique, lorsqu’il s’agit de repérer les signaux faibles émis par la communauté scientifique ;
- veille sur la demande sociale, lorsque les signaux faibles émanent de la société civile ; en d’autres termes, la veille socio-économique analyse les comportements des parties prenantes face à la problématique analysée (e.g., une innovation technologique, un changement environnemental…) ;
- veille technologique, qui se propose d’identifier les changements opérés en matière d’innovation technologique et de la recherche et du développement (R&D) dans le domaine de l’environnement ;
- veille réglementaire, qui traque les signaux faibles venant du champ législatif.
Un des objectifs principaux des démarches de veille dite « stratégique » se focalise sur l’alerte auprès des décideurs, afin d’éviter le passage à une situation de crise. Le signal faible peut venir, dans ce cas, de tous les domaines sociétaux pertinents pour le phénomène étudié (dans notre cas, les changements de la biodiversité), à savoir la demande sociale, la communauté scientifique, les développements technologiques et réglementaires.
ii) La prospective - en général et les scénarios, qui sont un type de prospective – en particulier, jouent un rôle d’orientation de la veille. La réflexion autour des futurs possibles joue un rôle structurant de la recherche d’informations.
La notion de prospective a été le plus souvent fondée sur les dires des experts scientifiques ou techniques. Toutefois, dans le contexte des situations dites « post-normales » (Funtowicz et Ravetz, 1991), la science et la technologie peuvent largement bénéficier de l’apport de la concertation des acteurs pour désigner la « bonne » démarche à suivre en réponse aux changements environnementaux. La prospective sociale réconcilie les savoirs profanes et les connaissances scientifiques (Wynne, 1996, Callon, 1998, Faucheux et al., 2002). Sans avoir la prétention d’offrir des prédictions, elle vise à construire des visions partagées du futur à partir d’une fertilisation entre la demande sociale et l’expertise. Par la mobilisation de la science et de la société, cette démarche est aussi un moyen d’améliorer l’interaction stratégique entre les acteurs et d’anticiper la mise en œuvre de la politique. En exploitant l’hypothèse d’un déploiement conjoint de la rationalité procédurale et de la rationalité substantive[1], la prospective sociale (aussi appelée « prospective concertative ») donne la même importance au processus et aux résultats (Faucheux et Hue, 2001, Faucheux et al., 2002).
Dans le contexte des changements de la biodiversité en Île-de-France, la démarche de veille – prospective est particulièrement pertinente. Les connaissances existantes sont très riches, mais éparpillées entre de nombreuses sources scientifiques et naturalistes. Le manque de structuration et de cohérence de l’information existante empêche d’avoir une vision d’ensemble sur l’état de la biodiversité francilienne. Il est impossible, à présent, de dire quels sont, de manière globale, les changements de l’ensemble du vivant dans la région. En outre, la connaissance existante est, dans certains cas, une ressource stratégique pour le positionnement des acteurs dans le champ de l’expertise et plus généralement dans le réseau d’interactions régional. À l’incertitude existante dans la base de connaissances s’ajoutent donc des modes privilégiés de production de l’information et une mauvaise diffusion de celle existante, ce qui conduit à des difficultés pour son usage dans les décisions.
Il est largement admis que les enjeux de la protection du vivant sont extrêmement importants en Île-de-France, sur tous les plans : sociaux, économiques et environnementaux. La région, qui compte 12 millions d’habitants (en 2008), est la première en termes de performances économiques en France (l'Île-de-France représente environ 29% du PIB français et 4,5% du PIB total de l'Union européenne). La pression de l’urbanisation et des activités économiques, désireuses d’expansion, est donc très importante. En même temps, le cadre naturel joue un rôle majeur pour la qualité de vie des franciliens. En termes de diversité des espèces, on y retrouve 33% des espèces végétales françaises, 66% des espèces d’oiseaux, 50% des espèces de batraciens et de reptiles et 50% des espèces de mammifères (Conseil Régional de l’Île-de-France, 2005). Cette situation est exceptionnelle, étant donnée la concentration de population et d’activités.
La biodiversité fait l’objet d’une préoccupation sociétale particulière, notamment sous l’impulsion du Conseil Régional. En 2003, les acteurs de la région ont signé une Charte qui formalise leur volonté de protéger la biodiversité francilienne et de la gérer collectivement de manière adéquate. La Charte n’établit pas d’objectifs très précis, mais est plutôt un engagement de collaboration et une déclaration formelle de reconnaissance d’une préoccupation pour la protection du vivant. Les modalités de sa mise en œuvre se précisent au fur et à mesure de l’identification des besoins particuliers d’intervention.
L’évaluation des changements de la biodiversité, et les jugements portés sur leur signification socio-économique, se différencient en fonction de chaque contexte spécifique. Ainsi par exemple, l’intégration du vivant dans les stratégies d’entreprise se fera selon des modalités différentes de celles nécessaires pour sa prise en compte dans l’aménagement du territoire (e.g., dans le SDRIF[2]), dans les décisions de développement de nouvelles activités au niveau communal ou dans les politiques régionales.
Pour contribuer, entre autres, à la définition plus précise des modalités de mise en place de la Stratégie Régionale de la Biodiversité, le Conseil Régional a récemment crée, en partenariat avec l’État et les autres acteurs du territoire, une agence de la biodiversité. Cette structure, nommée NatureParif, dont l’activité a débuté pleinement dans la deuxième moitié de l’année 2008, a deux objectifs principaux :
- mettre en place un système d’observation dur les écosystèmes et leur évolution ;
- favoriser les échanges entre les différents acteurs publics, associatifs et privés intervenant dans son champ de compétences.
Les grains en prolongementreprésentent à la fois l’analyse d’une étude de cas particulière de changements de la biodiversité, et la démonstration d’une méthode générique pour construire une intelligence collective dans une logique de veille - prospective. Nous employons cette dernière notion avec deux significations, dans le contexte francilien :
- faire remonter les signaux faibles existants dans la société et structurer la connaissance existante (scientifique, naturaliste et profane) pour les besoins d’action, dans une logique d’observatoire ;
- stimuler la réflexion collective sur le potentiel d’impact (à des échelles de temps et d’espace multiples) des changements de la biodiversité et sur les opportunités d’intervention.
Face à la revendication d’une intelligence collective sur les changements de la biodiversité francilienne proposée par la Charte et par la Stratégie régionales, notre usage de l’outil KerAlarm démontre l’application d’une méthode qui organise ce processus diffus selon une logique multi-acteurs multicritères (voir Figure 1).
Figure 1 : Mobilisation de l’outil KerAlarm dans l’application d’une logique de veille – prospective aux changements de la biodiversité dans la région Île-de-France
[1]La différence entre la rationalité substantive et la rationalité procédurale est faite pour la première fois par Herbert Simon dans son chapitre « From substantive to procedural rationality » (Simon, 1976). Selon cet ouvrage, « Le comportement est substantivement rationnel quand il est en mesure d'atteindre les buts donnés à l'intérieur des limites imposées par les conditions et les contraintes données. Notons que, par définition, la rationalité du comportement ne dépend de l'acteur que d'un seul point de vue - celui des buts. Une fois ces buts fixés, le comportement rationnel est entièrement déterminé par les caractéristiques de l'environnement dans lequel il a lieu. ». « Le comportement est rationnel de manière procédurale quand il est le résultat d'une réflexion appropriée. Sa rationalité procédurale dépend du processus qui l'a généré […] Inversement, le comportement tend à être décrit comme ‘irrationnel’ en psychologie quand il représente une réponse impulsive à des mécanismes affectifs sans une intervention adéquate de la pensée. » (traduction reprise du site du Programme ‘Modélisation de la CompleXité’,http://www.mcxapc.org/docs/lesintrouvables/simon5.htm).
[2]SDRIF est l’acronyme pour le Schéma Directeur de la Région Île-de-France.